Depuis la proclamation de l’état de crise lié au Covid-19 par un règlement grand-ducal du 18 mars 2020[1], interdisant durant plusieurs semaines un certain nombre d’activités accueillant du public et prescrivant ainsi la fermeture de ces établissements[2], une question lancinante s’est posée aux commerçants et à leurs bailleurs : les loyers correspondant à cette période étaient-ils dus ? La question de la force majeure s’est notamment imposée comme centrale : peut-on assimiler l’épidémie et/ou ses conséquences à un cas de force majeure exonérant l’une ou l’autre partie de ses obligations ?
Contrairement à d’autres pays, le Grand-Duché n’a adopté à ce jour aucun texte spécifique sur les loyers commerciaux pour régler cette question. Il existe certes une proposition de loi n° 7551 pendante devant la Chambre des Députés prévoyant une suspension des loyers[3], mais qui semble au point mort. En l’état, c’est donc la jurisprudence qui peut apporter un début de réponse, sur la base des textes actuels.
Par une décision du 29 juillet 2020, qui est à notre connaissance l’une des premières à traiter de la question, le Tribunal de paix de Luxembourg vient d’apporter une pierre à l’édifice, qui sera à n’en pas douter suivie par beaucoup d’autres.
L’affaire concernait un preneur à bail commercial qui n’avait pas réglé ses loyers depuis de nombreux mois. Ce dernier ne contestait pas sa dette, à l’exception des loyers des mois d’avril et de mai 2020. Il soutenait pour s’exonérer de leur paiement n’avoir pas pu jouir pendant cette période des locaux loués, suite à la crise sanitaire liée au Covid-19 et à la fermeture administrative qui s’en est suivie. Il s’estimait dès lors fondé à invoquer l’exception d’inexécution, qui permet de s’exonérer d’une obligation lorsque l’autre partie n’exécute pas la sienne.
Aux termes de sa décision, le Tribunal rappelle que le preneur est tenu de payer le prix du bail aux termes convenus, conformément à l’article 1728 du Code civil. Le Tribunal rappelle que le locataire ne peut s’exonérer de cette obligation au prétexte que le bailleur n’assurerait pas la jouissance des lieux, sauf à ce que ce manquement soit « indiscutable et incontestable » (Tribunal de Paix, Luxembourg, 15 juillet 1993, réf 2809/93).
La jurisprudence considère en effet traditionnellement que le paiement du loyer en temps et en heure par le locataire est une obligation essentielle dont il ne peut s’affranchir que lorsque le local est inexploitable (Tribunal d’Arrondissement du 07/06/2016 n° 174782 ; Tribunal d’Arrondissement du 20/06/2017 n° 178585 et 178711). Ainsi, une perte de jouissance temporaire ou partielle ne suffit en principe pas pour invoquer l’exception d’inexécution.
Ce raisonnement trouve sa source dans l’obligation de délivrance du bailleur prévue par l’article 1719 du Code civil. Le Tribunal rappelle en effet que le bailleur est obligé par cet article de « faire jouir paisiblement le preneur de la chose louée pendant la durée du bail ».
Cette obligation consiste non seulement à délivrer un local, mais surtout un local exploitable conformément à l’activité prévue au bail, et c’est en contrepartie de cette délivrance que le locataire est obligé de payer les loyers. Il semble donc logique que lorsque le bailleur manque gravement à cette obligation – à supposer que cela soit démontré – le locataire puisse solliciter une autorisation de suspendre les loyers.
Le cas de la crise du Covid-19 est cependant différent. En effet, tant l’épidémie que les mesures prises pour l’endiguer ne sont imputables ni au bailleur ni au locataire. Dans le cas précis, le bailleur invoquait ainsi son absence de responsabilité dans la fermeture administrative imposée au preneur, en ajoutant qu’il y existait à tout le moins un cas de force majeure, soit un évènement extérieur, imprévisible et irrésistible l’empêchant de remplir son obligation.
Le Tribunal estime ainsi que s’il n’y a pas lieu de discuter de la réalité de la fermeture administrative et de l’impossibilité de jouir du local en découlant, non contestée par les parties, il y a lieu d’examiner s’il existe effectivement un évènement de force majeure permettant au bailleur de s’exonérer du non-accomplissement de son obligation de délivrance.
Et la réponse du Tribunal est positive : le juge relève que « la fermeture administrative du local exploité par la défenderesse suite à la pandémie du Covid-19 comprend ces caractères d’extériorité, d’irrésistibilité et d’imprévisibilité, et constitue partant un cas de force majeure non imputable à la partie bailleresse ». En conclusion, le Tribunal relève que la bailleresse n’étant pas responsable de l’impossibilité de jouir du local, le locataire ne peut se prévaloir de l’exception d’inexécution et doit donc remplir son obligation de paiement des loyers : il se trouve condamné aux loyers redus, y compris pour les mois d’avril et de mai 2020.
Cette décision a un intérêt certain en ce qu’elle est la première à notre connaissance à se prononcer sur cette problématique, et en ce qu’elle refuse clairement de considérer que les mesures restrictives liées à la crise du Covid-19 puissent être invoquées par les locataires pour échapper au paiement des loyers.
Cependant, parce que l’affaire ne s’y prêtait pas nécessairement, la décision ne répond pas à toutes les questions que suscitera la force majeure dans le domaine des baux commerciaux.
D’autres affaires pourront en effet être l’occasion d’une analyse sur la nature de l’interdiction, sur le type d’activité exercée et les éventuelles possibilités de jouissance du local malgré les mesures prises par le gouvernement. Est-on en présence d’une activité totalement interdite ou qui pouvait encore être exercée, au moins en partie ? Même si le public ne pouvait se rendre dans la boutique, le locataire n’en conservait-il pas néanmoins une jouissance au moins partielle, par exemple à des fins de stockage ou de vente à distance ? Etait-ce la jouissance du local qui était impossible (auquel cas l’obligation de délivrance serait bien en cause), ou était-ce simplement l’exploitation de l’activité qui était en cause (auquel cas le bailleur n’en est pas responsable) ? Toutes ces questions pourraient se poser à l’avenir dans de prochaines affaires.
Dès lors, on le voit, en-dehors du fait qu’il s’agit d’une décision de première instance, le jugement ne met pas fin au débat et il faudra surveiller les prochaines décisions, notamment des juridictions supérieures, sauf à ce que le législateur décide finalement de trancher la question par un texte. D’ici là, les batailles juridiques continueront à n’en pas douter devant les tribunaux.
[1] L’état de crise proclamé par ce règlement sera prorogé par la loi du 24 mars 2020 et prendra fin le 24 juin 2020.
[2] La plupart des activités accueillant un public seront ainsi interdites à compter du 18 mars 2020, date de prise d’effet du règlement, jusqu’au 11 mai 2020, suivant un nouveau règlement grand-ducal du 6 mai 2020 modifiant celui du 18 mars 2020.
[3] Proposition de loi portant suspension pendant la durée de l’état de crise des loyers relatifs aux baux commerciaux et à usage professionnel.